Une histoire de fringues
Au programme de cette semaine : ce qui se cache derrière les vêtements et l'histoire de l'industrie textile.
Adolescente, je voulais devenir styliste. Je passais des heures à dessiner des tenues – parfois influencées par mes lectures (des robes inspirées d’Au Bonheur des dames d’Emile Zola), le plus souvent par des choses bien moins intellos (les crop tops de Janet Jackson dans le clip de “All For You” ont mené à des expérimentations un peu malheureuses). Ma passion a continué au lycée, où je dépensais tout mon argent de poche dans les derniers Vogue Paris, L'Officiel ou Numéro et dans des livres sur l’histoire du costume. J'étais fascinée par cet univers du paraître, dont je rêvais de maîtriser les codes.
La première fois que j'ai compris l'importance de la tenue dans mon positionnement social, je venais d’arriver en CM1 dans une école privée d'un quartier bourgeois bordelais, après avoir passé deux ans dans un établissement où le port du tablier (oui, oui) était obligatoire*. Dès la première semaine, une camarade de classe m'a approchée pour me demander les marques de mes habits, avant de détailler les siennes (Chipie et Cyrillus) et de pointer du doigt une autre élève qui portait un manteau en fausse fourrure vert bouteille, en s’émerveillant : "C'est un Cacharel."
Autant vous dire que je n’ai pas besoin d’être convaincue des dimensions sociales et économiques des vêtements. Mais je n'avais pas pleinement pris conscience de la manière dont le monde a été façonné par l’industrie textile avant la lecture de Worn, A People’s History of Clothing, de l’Américaine Sofi Thanhauser.
Où que l’on regarde, on trouve le tissu. Il accompagne la Révolution industrielle (c’est le cash issu de la productivité des nouvelles machines à tisser qui a permis de financer les voies ferrées) ; il structure l’impérialisme et la colonisation (en Inde, les Britanniques ont détruit l’artisanat local au profit de filatures industrielles, d’où le choix par Gandhi du rouet comme symbole de son mouvement) ; et il participe au premier chef de la grande transformation écologique du monde (la mer d’Aral a été vidée de son eau pour irriguer le coton ouzbek).
Bien sûr, on peut faire à Thanhauser la critique qui est faite à tous ceux qui réécrivent l’histoire du monde à travers des prismes comme le climat, les relations hommes-femmes ou les abdos de Jeremy Allen White (il est possible que ce dernier exemple ne concerne que moi…) : c’est séduisant, mais peut-être un poil réducteur. Mais à travers son livre, l’autrice souligne les vilaines réalités que les industries du textile, de la mode et de la publicité parviennent un peu trop souvent à nous faire oublier.
(Not so) fun facts
Worn regorge d’informations passionnantes, pour certaines assez déprimantes. En voici quelques unes qui m’ont marquée :
Jusqu’au XVIIe siècle, une partie du tissage du lin était faite par les femmes à domicile. Cette économie de subsistance a fini par entrer en concurrence avec les corporations établies dans les centres urbains, qui ont exclu les tisserandes de leurs rangs. Le cas du textile est typique d’un mouvement plus général : partout, avec l'affermissement du capitalisme, les femmes furent détournées de la sphère productive pour être cantonnées à la domesticité, où elles devinrent dépendantes des revenus salariaux des hommes de la famille.
À l’autre bout du monde, en Chine, à la fin de l’ère Ming, une dynamique similaire s’est opérée autour de la soie : alors que le marché s’envolait avec la hausse des exportations, les femmes, traditionnellement chargée de la sériciculture, ont été exclues des échanges et remplacées par les hommes.
On pense souvent à l’esclavage quand on parle du coton, mais Sofi Thanhauser raconte aussi comment cette culture a motivé l’éviction des Amérindiens du sud des Etats-Unis. Les Cherokees ont par exemple été expulsés de Géorgie dans les années 1830 pour permettre à la population blanche de récupérer des terres arables.
Dans les années 1780, les Européens étaient de plus en plus obsédés par la blancheur de leur linge. Le savon avait déjà remplacé la lessive à la cendre, mais pour obtenir un blanc étincelant, il était à la mode pour les riches Parisiens d’envoyer son linge être décoloré sous le soleil de Saint-Domingue (Haïti).
Les premiers exemples de prêt-à-porter (des habits qui ne sont pas conçus sur mesure) sont des vêtements pour les marins ou pour les esclaves. Dans les années 1840-1860, la production d’habits destinés aux esclaves devient massive et industrielle.
Les tailles standard de vêtements sont apparues avec la guerre de Sécession américaine. Les conscrits étaient mesurés pour leur uniforme, ce qui a offert un échantillon considérable pour définir des tailles génériques.
Je vous laisse sur une note plus fun avec ce classique des années 2000 et je vous dis à la semaine prochaine pour mes recos culturelles !
*Comme notre président, je suis une “enfant des deux écoles”. Contrairement à lui, j’ai gardé d’horribles souvenirs de mes années dans le privé.