Le mirage BuzzFeed
Dans la newsletter de cette semaine : bagels et licenciements à volonté, mes années dans la start-up culture.
Je vous parlais il y a quelques semaines de Search Engine de PJ Vogt, mon podcast préféré en ce moment. Dans son épisode le plus récent, le présentateur reçoit Ezra Klein pour discuter de la crise que traversent les médias américains. En l’espace d’un an, BuzzFeed News s’est effondré, Gawker a fermé boutique une seconde fois, Vice News a licencié des centaines d’employés, Pitchfork a été absorbé par GQ, tandis que Business Insider, Time, Forbes, NBC News, le Los Angeles Times et Vox Media ont tous subi des plans sociaux.
Pour expliquer cette crise, Ezra Klein revient sur “l’explosion d’optimisme” qu’a connue l’industrie il y a une dizaine d'années. Une époque où l’on rêvait de bâtir une nouvelle génération de sites d’actualité, rentables et capables de rivaliser avec les géants de la presse écrite. Les choses se sont passées autrement. Je suis bien placée pour le savoir puisque j’ai travaillé six ans pour le média que Klein mentionne le plus souvent dans l’interview.
Quand j’ai commencé à BuzzFeed, en l’an de grâce 2013, nous étions environ 300 employés (un chiffre qui allait quadrupler en un an). Je sortais tout juste d’école de journalisme, je vivais à New York (dans un appart sans chauffage, avec des cafards un peu trop sociables et une coloc qui, elle, m’adressait à peine la parole, mais à New York quand même) et j’avais l’impression d'œuvrer pour le média le plus enthousiasmant et novateur de l’époque.
Étais-je aveuglée par les soirées bière-pizza, les bagels à volonté et la machine à frozen yoghurt financés par la boîte ? Absolument. L’atmosphère dans les bureaux était délicieusement absurde. Un reporter politique faisait souvent des tours de l’open space sur son hoverboard, une énorme bouteille de quatre litres d’eau dans une main et son BlackBerry dans l’autre. Des employés cuvaient leur soirée de la veille allongés sur les nombreux canapés, quand d’autres se lançaient dans des tournois de ping pong. Un double prix Pulitzer connu pour son travail sur l’épidémie de sida en Afrique côtoyait un rédacteur connu pour son titre de “plus grand fan de Britney Spears”. La quête du meilleur donut de la ville était abordée avec autant de sérieux qu’une enquête sur la culture du viol dans les campus américains.
À tout moment vous pouviez croiser Kanye West, venu parler business avec Jonah Peretti, apercevoir Madonna faire un quiz avec l’équipe célébrités, ou voir débarquer John Stamos (l’oncle Jesse de “La Fête à la maison”), trop heureux de faire le show auprès de vingtenaires béats, lui qui n’avait pas eu de projet notable depuis plus de dix ans.
Pendant mes deux premières années à BuzzFeed, j’étais sans cesse émerveillée par mes collègues, tous plus drôles et créatifs les uns que les autres, et enchantée de faire partie de cette aventure.
Pourtant, derrière l’excitation des bureaux de la 23e rue, se dessinaient déjà les travers d’un modèle bien plus cynique que les logos “LOL” et “OMG” accrochés aux murs. C’est dans une salle nommée en l’honneur d’un chat célèbre d’Internet (elles l’étaient toutes), qu’un de mes collègues fût renvoyé, du jour au lendemain, parce que sa rubrique ne générait pas assez de clics.
Pour augmenter le trafic booster la créativité, on imposait régulièrement aux rédacteurs de l’équipe divertissement des “sprints” : une semaine durant laquelle ils devaient publier le plus de “posts” possible par jour. Comme si l’exercice n’était pas suffisamment abrutissant, quelqu’un avait eu l’idée de placer un gong au fond de l’open space. À chaque nouveau post publié, l’employé devait courir le sonner, sous les soupirs exaspérés des journalistes de la rubrique news, aux préoccupations plus nobles et qui se seraient bien passés d’une telle distraction (les deux équipes allaient bientôt être séparées pour qu’ils aient enfin la paix).
Mais le plus grand mirage de l’ère BuzzFeed était l’idée que nous allions créer un nouveau modèle de média. C’est ce qu’explique Ezra Klein. “La théorie était que BuzzFeed allait conquérir l’ère de l’actualité sur les réseaux sociaux. [...] Et que cela créerait un cercle vertueux où plus d’audience mènerait à plus d’argent, ce qui mènerait à plus de journalisme (et plus de divertissement aussi, parce qu’il y en avait beaucoup). [...] Ce n’est pas ce qu’il s’est passé.”
Ce qu’il s’est passé, c’est que l’industrie est devenue plus précaire et compétitive. Que ce sont des plateformes comme Facebook, Google ou YouTube qui ont tiré profit des contenus des nouveaux médias, qui sont, eux, devenus tributaires de chaque changement d'algorithme. Et que les soirées bières-pizza ont été remplacées par les vagues de licenciements.
En janvier 2019, j’étais déjà sur le départ quand la direction de BuzzFeed a coupé 15% des effectifs (six mois après avoir éliminé l’intégralité de l’équipe française). L’annonce, qui avait fuité dans le Wall Street Journal, a été confirmée par email. Le jour J, les convocations se sont faites sur Slack. La rédaction d’habitude bruyante était silencieuse, chacun fixait son écran dans l’attente du couperet. De mon siège, je voyais passer les employés en route vers le bureau des RH la mine résignée. Plusieurs des membres historiques du média ont été virés ce jour-là. La semaine suivante, la direction proposait de faire venir des chiots à la rédaction pour nous « remonter le moral ».
Dix ans après mon émerveillement des débuts, il ne reste plus de BuzzFeed qu’une impression de gâchis (et un site qui répète les mêmes recettes et me donne la sensation de subir une lobotomie à chaque lecture). Le meilleur de cette ère d’Internet – la créativité, la sérendipité, l’impression de forger un nouveau langage, les bagels à volonté… – a presque disparu. Reste la course aux clics et le règne des géants de la tech sur l’économie des médias ⬪
Mais aussi…
Deux autres points qu’Ezra Klein aborde dans l’interview et que j’ai trouvé intéressants :
Selon lui, l’avenir des médias est dans le contenu de niche. Avant, “on poussait vers la généralité, on essayait d’être en compétition avec tout le monde, dans ces vagues de viralité”. Tandis qu’aujourd’hui, “on pousse vers la spécificité : il faut créer des choses très spécifiques auxquelles un [petit groupe de gens] va trouver de la valeur”. Il cite notamment le modèle des journalistes américains présents sur Substack sur des sujets ultra spécialisés.
Mais le passage de l’interview que j’ai le plus aimé est ce qu’Ezra Klein a à dire sur la consommation éthique des médias. Lire et payer pour un site, c’est lui offrir une chance d’exister. Nos choix de lecture (et d’abonnements) ont un impact direct sur l’industrie. Pourtant, Klein considère que “la gauche est devenue allergique à toute notion de responsabilité individuelle dans les problèmes collectifs”. L’idée selon laquelle il ne peut pas y avoir de consommation éthique dans une économie capitaliste est à ses yeux une manière de se dédouaner, “une absolution personnelle pour qu’on n’ait pas à réfléchir à quoi que ce soit”. Il cite l’exemple des médias, et notamment de Twitter/X (et l’hypocrisie de ceux qui critiquent le réseau d’Elon Musk tout en l’alimentant*), mais son argument peut s’appliquer à toutes les sphères de consommation (alimentation, habillement, voyages en avion…) pour lesquelles il est facile de se dire qu’on ne peut pas changer grand-chose à notre échelle pour s’épargner des efforts. Pour Klein, “les gens devraient s’imaginer comme des nodules individuels qui contribuent au changement collectif”.
Sur ce, je vous laisse et je vous dis à très vite pour des recos culturelles !
*Je m’inclus malheureusement dans le lot.