Ce qu’il manque au "Jolene" de Beyoncé
Cette semaine dans la newsletter : une deuxième newsletter.
Comme toute personne ayant des oreilles et du goût, j’aime beaucoup Beyoncé. Étant aussi dotée d’un cœur qui bat, j’estime – à raison – que Jolene est un chef d'œuvre. L’association des deux devrait donc me plaire. Mais la reprise de la balade culte de Dolly Parton sur Cowboy Carter m’a déconcertée.
Dans le premier numéro de cette newsletter, je parlais de mon affection pour My Man, une chanson où Barbra Streisand oublie toute notion de fierté par amour pour un loser. Jolene est sa cousine country. Enregistré par Dolly Parton en 1973, le morceau prend la forme d’une supplique désespérée. La narratrice y implore Jolene, une magnifique rousse aux yeux verts avec qui elle ne “peut pas rivaliser”, de ne pas lui “prendre son homme”.
Je peux comprendre que Beyoncé ne se reconnaisse pas dans ce sommet de pathos féminin. “Queen B” n’est pas du genre à supplier qui que ce soit. Pour sa reprise de Jolene, elle a donc décidé de changer les paroles. Là où Dolly implorait, Beyoncé menace : “I’m warning you, don’t come for my man”. Au gré du refrain, elle rappelle qu’elle est “une reine” et qu’il vaut mieux que sa rivale se trouve une autre cible. Quant à la beauté de Jolene, elle n’est plus intimidante, mais superficielle et insuffisante pour “venir entre un homme et sa famille”.
Depuis la sortie de l’album, ces changements ont été salués. Dolly Parton (qui est présente sur deux titres de Cowboy Carter) a adoubé la reprise dans un post Instagram tandis qu’une prof de musique country interviewée par Vox y a vu à la fois l’héritage d’une tradition de femmes en colère dans ce genre musical et l’effet du féminisme dernière génération. Qui suis-je pour contredire Dolly et une experte de la country ?
Mais en vain ai-je lutté. Rien n’y fait. Je ne puis réprimer mes sentiments. Laissez-moi vous dire l’ardeur avec laquelle cette nouvelle version m’exaspère. Elle vide Jolene de son essence. Elle transforme un sommet de vulnérabilité en un moment aussi profond qu’un tee-shirt “girl power” vendu 15 € sur Etsy.
Le brio du titre de Dolly Parton est que la narratrice est une femme normale et donc pétrie d’insécurités. Elle se dévalorise et s'aplatit par amour pour un homme. C’est bouleversant, précisément parce qu’on sait ce qu’elle ressent. Jolene est la négation du poncif de la femme “badass” dont la pop culture nous gave depuis plusieurs années. Mais il y a aussi du courage dans les paroles du classique. Celui de ne pas s’abriter derrière une fierté factice. Quand j’écoute la version de Beyoncé, je ne peux pas m’empêcher de deviner le doute derrière la bravade. “Je dors tranquille et heureuse car [...] je sais que mon homme va rester auprès de moi” ? Pourquoi dépenser autant d’énergie pour protéger quelque chose d'inébranlable ?
Surtout, le Jolene de Dolly Parton est un appel (certes un peu tordu) à la solidarité féminine. Un élément qui disparaît de la nouvelle version, qui préfère intimider que d’inviter à l’empathie. Ce choix s’explique par le profil de Beyoncé, figure quasi-céleste, tellement dans le contrôle de son image qu’elle semble dénuée de toute aspérité. La quête de perfection de “Queen B” est l’une des clés de son succès (l’une de ses contraintes aussi : les femmes noires célèbres savent qu’elles n’ont pas le droit à la faiblesse ou à l’erreur).
Mais pour vraiment chanter Jolene, il aurait fallu abandonner cette position surplombante et accepter qu’on fait parfois toutes un peu pitié. Beyoncé est une reine, tellement hégémonique qu’elle paraît indétrônable. Il est temps qu’elle s’autorise à être un peu plus vulnérable ⬪
Jolene, l’album du deuil amoureux
À écouter l’album où figure Jolene, on se dit que Dolly Parton vivait des choses pas faciles-faciles au moment de l’écriture. Le même jour où elle a créé sa balade culte, la star de la country en a composé une autre : I Will Always Love You (eh non, la chanson n’a pas été écrite pour Whitney Houston). Le reste de l’opus est tout aussi badant. On y trouve When someone wants to leave (avec des paroles comme “il n’y a rien de plus triste qu’un amour à sens unique”), Living On Memories of You (“mes jours sont aussi sombres que mes nuits et je ne vois aucune lumière à l’horizon, le souvenir de toi me bloque la vue”), ou encore Barbara On Your Mind (“hier soir, tu m’as appelée Barbara alors que tu dormais, même si je ne suis pas Barbara”). Bref, on est sur un gros moment de poilade.
Je vous laisse sur l’un de mes titres préférés de Cowboy Carter, un album qui, malgré ses défauts, s’impose avec brio dans un genre traditionnellement blanc et conservateur. J’adore notamment Bodyguard, Just for fun et Daughter mais c’est Alliigator Tears qui me transporte le plus, peut-être parce qu’on y sent justement un peu de vulnérabilité.
À la semaine prochaine !
Merci d'avoir soulevé cet aspect de la nouvelle version ! Elle fait confiance à son homme mais quand elle envisage une potentielle trahison c'est uniquement parce qu'une fille la provoquerait. Niveau sororité c'est bof. Et j'imagine le gars tout satisfait de lui, mangeant du pop corn en comptant les points…
Toujours un plaisir de lire cette newsletter.
je partage cet avis sur cette transformation d'une chanson qui accompagne mes playlist depuis des années tant cette fragilité me transporte...