Sororités, pom-pom girls, "trad wives"... Quand féminité américaine rime avec effort
Cette semaine dans la newsletter : des froufrous, de l'autobronzant, et beaucoup de travail et d'illusions.
Cette semaine était la meilleure de l’année sur TikTok : celle du BamaRush. Neuf jours de coiffures blondes peroxydées, de teints oranges, de jupes à froufrous, et d’accents plus sucrés qu’un thé glacé. Pour celles et ceux qui ne connaissent pas le concept, la “Rush week” est la semaine de recrutement des sororités américaines. Celle de l’université de l’Alabama (le “Bama” de “BamaRush”) est la plus célèbre.
Si vous n’avez jamais vu La Revanche d’une blonde (comment osez-vous ?), les sororités sont des communautés unisexes présentes dans les universités américaines, organisées autour de maisons dans lesquelles les membres vivent au moins une année. Alors que les fraternités (masculines, donc) sont principalement connues pour leurs soirées de débauche et leurs dérapages, les étudiantes des sororités sont tenues à un certain niveau d’excellence académique et morale (leurs notes et leurs réseaux sociaux sont passés au crible et elles doivent participer à des œuvres caritatives). Mais ce n’est pas forcément ce qui saute aux yeux quand on ouvre TikTok. Les premiers jours du BamaRush sont consacrés aux clips des membres actives des sororités. Étrange mélange de Jenny from the block et Autant en emporte le vent, ces vidéos sont là pour convaincre les postulantes des atouts de chaque maison. Si vous avez vu passer des toks où des dizaines de blondes sautillantes font des chorés dignes de Bring It On, vous connaissez déjà le concept.
Plus révélatrices : les vidéos OOTD (outfit of the day/tenue du jour) des postulantes qui choisissent de documenter leur expérience sur le réseau social (un choix à double tranchant puisque considéré comme de mauvais goût par certaines sororités). À chaque jour de la semaine, son uniforme – une tenue sportive au début, des petites robes plus tard, et son Sunday best pour la fin. Mais, toujours, de la couleur, des froufrous, des rangées de bijoux et un maquillage à faire pâlir une drag queen. Cette vision de la féminité – exacerbée, travaillée et très coûteuse – en dit long sur ces microcosmes, qui, derrière les grands discours d’amitiés féminines, sont surtout des lieux de reproduction sociale et raciale.
La Greek Life1 de l’université de l’Alabama – État du sud des Etats-Unis à l’histoire profondément raciste – n’a été déségréguée qu’en 2013. Jusqu’à cette date, les étudiantes noires n’avaient pas accès aux sororités blanches. Comme l’explique la journaliste américaine Anne Helen Petersen, cette ouverture tardive s’est faite de force, suite à l’intervention de la direction de l’université. Un héritage évidemment toujours présent dans l’ADN de ces groupes : il suffit de regarder les vidéos publiées cette semaine pour constater l’absence de réelle diversité.
Ajoutez à cela le coût de l’appartenance à l’une de ces maisons (presque 5.000 $ par an en moyenne, en plus des frais de scolarité déjà exorbitants) et une société secrète surnommée “The Machine” qui réunit des représentants des plus grandes sororités et fraternités et fait la pluie et le beau temps sur le campus, et vous obtenez un terreau bien plus sombre que les vidéos pastel du BamaRush. Un terreau où se trouvent encore les racines du Sud esclavagiste, avec son idéal de Southern Belle à la Scarlett O’Hara : riche, blanche, redoutablement belle et féminine ⬪
La féminité de l’effort
En parcourant les vidéos du BamaRush, je ne peux m’empêcher de penser à d’autres exemples de féminité 100% américaine mis en lumière dans l’actualité ces derniers mois. Si vous ne l’avez pas vu, America’s Sweethearts, le documentaire de Netflix sur l’équipe de pom-pom girls des Dallas Cowboys, vaut le détour. Célèbres pour leur plastique parfaite, leurs jetés de jambe stratosphériques et leur chorégraphie culte sur Thunderstruck d’AC/DC (d’ailleurs souvent reprise dans les vidéos du BamaRush), les cheerleaders texanes sont des icônes aux Etats-Unis.
Le docu nous plonge dans leur processus de recrutement. Et ce qu’on y découvre n’est pas joli joli. Là où les joueurs de l’équipe de football des Dallas Cowboys gagnent des millions de dollars, les fameuses pom-pom girls (qui participent autant au succès de la marque) sont payées 500 $ par match et entre 15 et 20 $ par heure d’entraînement. Leur vraie récompense, selon la propriétaire du club ? Le prestige de faire partie de cette équipe. Et entre blessures à répétition, troubles du comportement alimentaire et épuisement, les danseuses sont bel et bien prêtes à tout pour correspondre à l’idéal véhiculé par la machine marketing qui les emploie.
Face à tant de travail, je me suis fait la réflexion que la féminité américaine est avant tout définie par l’effort. C’est même là d’où elle tire sa valeur. Tocqueville l’écrivait déjà au XIXe siècle au sujet des Etats-Unis : “Non seulement le travail n’est point en déshonneur chez ces peuples, mais il est en honneur, le préjugé n’est pas contre lui, il est pour lui.”
Là où les Françaises sont célèbres pour leur chic “effortless”, leur coiffé-décoiffé, leur air (savamment étudié) de ne pas avoir passé trop de temps à s’apprêter, les Américaines du BamaRush et des Dallas Cowboys soulignent tout le travail qu’il y a derrière leur image. Leur maquillage est prononcé, leurs coiffures laquées, leurs tenues millimétrées. Les heures qu’elles passent à se préparer sont documentées. Les efforts physiques qu’elles fournissent aussi.
Cet accent sur le travail, on le retrouve dans un autre idéal féminin typiquement américain, pourtant esthétiquement très éloigné des poupées sudistes : la trad wife – cette femme au foyer traditionnelle très populaire sur les réseaux (et très souvent mormone). Son exemple le plus célèbre est Hannah Neeleman, ou “Ballerina Farm”, une ancienne danseuse classique, qui vit désormais sur une ferme avec son milliardaire de mari et leurs huit enfants. Malgré leurs moyens illimités, le couple de Mormons promeut un style de vie tout droit sorti de La Petite Maison dans la prairie.
Dans toutes ses vidéos, on voit Hannah trimer (toujours avec énormément de grâce et de beauté). Un bébé autour du cou, elle pétrit la pâte à pain. Deux enfants à ses côtés, elle trait les vaches du domaine. Un récent portrait d’elle publié dans le Times a fait scandale. La journaliste y suggère que l’ancienne danseuse a sacrifié ses rêves et s’épuise au service de son mari, qui vit son fantasme de cow-boy sur son dos. Malgré tous les efforts, derrière le vernis de ces idéaux féminins, les vilains côtés de l’Amérique finissent toujours par pointer leur nez.
Si vous voulez lire plus sur le sujet des sororités de l’université de l’Alabama, je recommande la série d’articles d’Anne Helen Petersen sur son substack Culture Study. Je vous laisse sur un autre morceau de Chappell Roan (mon obsession du moment) et je vous dis à très vite !
Chaque fraternité et sororité tire son nom de lettres grecques.
Merci pour la recommandation Chappell Roan dont on commence à attendre beaucoup parler, son album est un régal... Hâte d'en savoir plus sur cette artiste (un prochain article de votre blog ?). Puisque nous semblons avoir des goûts musicaux en commun, je me permets de recommander l'album de Paris Paloma qui sort aujourd'hui, et où on retrouve ce titre incroyable qui l'a fait (un peu) connaitre l'été dernier (Labour) dans un nouvel arrangement.
Merci pour cet article qui regroupe nombre de mes obsessions : des Dallas Cowboys Cheerleaders exploitées avec le sourire aux trad wives.
Ballerina farm : un film d’horreur, mais aussi toute l’hypocrisie d’une société qui prône la valeur travail, tout en mettant en avant des millionnaires qui partent avec trois cases d’avance !