Derrière les fourneaux, femmes nourricières et hommes experts
Cette semaine dans la newsletter : le phénomène Nara Smith et ce qu'il dit de notre rapport à la cuisine. Et une recommandation de livre.
Il y a deux semaines, je vous parlais de Ballerina Farm, mélange de Madame Ingalls, Aurélie Dupont et Miss America, et figure de proue des “trad wives”, ces femmes au foyer traditionnelles qui ont envahi les réseaux depuis quelques années. Elle n’est pas seule à régner sur cet univers. Une autre menace son hégémonie, avec une esthétique différente mais les mêmes fondamentaux : cuisine maison, ultra-féminité et mormonisme.
Nara Smith est une mannequin germano-sud africaine de 22 ans, qui vit au Texas avec son mari et ses trois enfants et compte quelque 9,4 millions d’abonnés sur TikTok. Ses vidéos de recettes suivent presque toujours le même format. Nara, vêtue d’une robe de créateur, nous accueille dans sa cuisine immaculée et chuchote : “this morning my husband was craving [insérer nom d’un snack ou d’un plat] so I decided to make it from scratch” (parfois, ce sont ses enfants qui ont des envies, mais rarement elle).
Nara pousse la philosophie du fait maison très loin. Son homme a une envie de pizza au barbecue ? Elle va préparer la pâte à pizza, la sauce barbec, mais aussi faire sa propre mozzarella. Il rêve d’un verre de Fanta ? Plutôt que d’aller au supermarché, la jeune femme développe une recette qui nécessite environ six heures de travail (mais « le résultat était tellement bon que Lucky1 a fini par le boire cul sec »). Tout au long de la préparation, rien ne dépasse : pas de tâches sur ses tenues extravagantes, pas d’éclaboussures, pas de vaisselle sale, ni de sentiment d’urgence alors que l’heure du dîner approche. Comme s’il fallait effacer toute trace d’effort. Le résultat est absurde et fascinant. Impossible de savoir si Nara a conscience de l’incongruité de ses vidéos2, mais avec sa version remastérisée de la parfaite femme au foyer, l’influenceuse a trouvé une recette qui marche.
Dans certaines de ses vidéos, Nara détaille tout ce qu’elle a cuisiné pour son mari dans la journée. Ce type de contenu est très populaire sur TikTok, où de nombreuses femmes documentent les déjeuners et les snacks qu’elles préparent pour leur homme. Ma préférée est une mère américaine à l’accent sudiste, qui concocte des menus anti-Glucose Goddess, et glisse des mots d’amour gênants entre les Tupperware de son époux.
Mais revenons à Nara. Quand elle montre ce qu’elle prépare pour Lucky, elle préface ses clips d’un avertissement : personne ne l’a forcée à cuisiner tout cela, elle prend juste plaisir à nourrir les gens qu’elle aime. À chaque fois que je l’entends prononcer ces mots, assez courants dans la bouche des femmes, je me dis que j’ai rarement entendu un homme (cis et hétéro) dire une chose pareille. Souvent, quand ces derniers cuisinent, c’est davantage un tour de force occasionnel qu’une déclaration d’amour quotidienne. Les plus nuls ont une bonne recette qu’ils ressortent une ou deux fois au début de chaque nouvelle relation pour impressionner leur cible. Les cuisiniers du dimanche, eux, aiment penser qu’ils renouent avec leurs instincts primaires en maniant le feu et la viande. Tandis que les plus doués sont des adeptes de technicité qui s’essaieront à la cuisson sous vide ou flirteront avec l’idée d’un CAP cuisine. Là où les fourneaux sont pour les femmes un lieu de care (mais aussi d’asservissement), ils sont chez les hommes une zone de défis, de dépassement et parfois de frime.
Bien sûr, je généralise et j’imagine déjà quelques yeux se lever au ciel à la lecture de ces lignes. Les hommes peuvent évidemment avoir un rapport bien plus généreux à la cuisine (je dois en grande partie mon amour de la nourriture à mon grand-père, qui cuisinait quotidiennement et prenait énormément de plaisir à en offrir aux autres à travers ses plats). Mais les chiffres le montrent : les femmes restent les nourricières de la famille3. L’ironie étant que dès lors que la cuisine est professionnalisée, elle devient la chasse gardée du sexe masculin. C’est ce que décrivait Nora Bouazzouni en 2017 dans son livre Faiminisme : Quand le sexisme passe à table :
“Pour chaque femme dont on banalise le travail quotidien de préparation des repas et qu’on culpabilise quand elle ose réchauffer un plat cuisiné, un petit pot industriel, ou quand sa progéniture est en surpoids, c’est un homme qu’on applaudit le dimanche, pendant la belle saison, quand il réussit l’exploit d’allumer un barbecue et faire griller douze merguez. Mais qu’on lui remette un Bocuse d’or, enfin, ce type est un héros ! Paul Bocuse qui, par ailleurs, refusait d’avoir des femmes en cuisine, affirmait en 1977 à la télé que ‘les femmes sont certainement de bonnes cuisinières pour une cuisine de tradition, [...] nullement inventive [...] mais ce ne sont pas de bonnes cheftaines’. Le ‘cuisinier de siècle’ sanctifié par Gault et Millaut a la mémoire un peu courte, puisqu’il a été formé par l’une des plus grandes cheffes françaises : Eugénie Brazier [...].
Un paternalisme affiché vis-à-vis du sexe féminin, dont le savoir-faire est, bien souvent, cité comme à l’origine d’une vocation qui remonte à l’enfance. Combien de chefs évoquent-ils le souvenir de leur mère s’affairant en cuisine, des bouchées à la reine de leur grand-mère, du bœuf bourguignon de leur tante… Mais la cuisine, dès lors qu’elle passe de la sphère privée à la sphère publique, se professionnalise et devient valorisée, donc valorisante pour celui ou celle qui l’exécute. [...] Car si les femmes continuent d’assumer seules les repas à la maison, écrivent des livres de cuisine, tiennent des blogs culinaires ou postent du #pornfood sur Instagram, dans les restaurants, ce sont les mâles qui tiennent les fourneaux : en France, 94% des chef.fes sont des hommes” ⬪
Sans transition… un livre que j’ai adoré : Say Nothing de Patrick Radden Keefe
Après des mois de disette dans mes lectures (j’en parlais ici), j’ai enfin trouvé un livre qui m’a happée de la première à la dernière page. Say Nothing est l’enquête d’un journaliste du New Yorker sur la période des Troubles en Irlande du Nord. Le récit s’ouvre sur le rapt d’une mère de famille, un soir de décembre 1972, à son domicile, sous les yeux de ses enfants. Parmi ses ravisseurs, figurent plusieurs de ses voisins. La victime ne réapparaîtra jamais. À partir de ce fait divers, l’auteur retrace des années de conflits. Il suit le destin des orphelins mais aussi de plusieurs combattants de l’IRA impliqués dans le kidnapping pour comprendre comment ils en sont arrivés là et les conséquences de leurs actes. C’est passionnant, intelligent, bien écrit (je l’ai lu en VO mais une traduction existe). Une adaptation sérielle est prévue pour novembre.
Je vous laisse sur ma scène préférée de Everybody Wants Some!!, film de Richard Linklater passé un peu inaperçu au moment de sa sortie mais qui ne cesse de me remplir de joie depuis. Je l’ai revu récemment et le charme de Glen Powell est toujours aussi efficace. À très vite !
Son mari. Un homme visiblement affligé d’une pathologie qui l’oblige à avoir un cure-dent en permanence coincé entre les lèvres. Sous sa coiffure rockabilly et sa dégaine ultra travaillée se cache un jeune mannequin mormon lui aussi très populaire sur les réseaux.
Les prénoms de ses enfants nous donnent néanmoins une petite indication de l’absence totale d’ironie de l’influenceuse : Whimsy Lou, Slim Easy et Rumble Honey.
Selon des chiffres de 2016 de l’Institut européen pour l’égalité entre les hommes et les femmes, 80 % des femmes disent consacrer au moins une heure par jour à la cuisine ou aux tâches ménagères contre seulement 36 % des hommes.
toujours autant de plaisir a lire sur des sujets variés
mais apres avoir regardé quelques vidéos je viens de perdre quelques points sur le barème #mereDuMois en repensant aux BN glissés dans les boite a gouter de ce matin XD...
plus sérieusement, je suis toujours dérangée d'etre partagée entre le fait de m'arrêter de scroller et regarder ce type de contenu mais d'etre révoltée juste par les fameux mots "my husband was craving"...
j'adore cuisiner (et manger) mais cette optique banalise un etat d'esprit que j'aimerais croire révolu (ca empêche pas de faire plaisir aux autres de temps en temps hein.... de temps en temps...)
J'ai regardé quelques unes des vidéos de Nara et je suis à la fois fascinée et révulsée - entre la voix monotone (probablement censée être douce et relaxante ?), sa capacité à ne RIEN mettre sur ses fringues de luxe et l'ensemble du truc (qui prépare pendant 3h des céréales à son enfant qui en demande ? quel enfant attend 3h ??) je reste perplexe... 🫣